2 articles historiques sur le passé qui éclairent notre présent

Un premier de Patrice Sage dans Lectures Françaises sur l’alliance Franco Russe entre un Tzar qui détestait la République et ses idéaux et un président qui détestait les tzars et la religion.

Se signer avant de signer. Réflexions sur l’entente franco-russe de 1893.

L’empereur Alexandre III
(I.N. Kramskoi, 1837-1887,
domaine public, via
Wikimedia Commons)

Mercredi 27 décembre 1893 à Saint-Pétersbourg à 17 heures. Le tsar Alexandre III a relu une dernière fois cette convention militaire définitive qui doit sceller la fameuse Alliance franco-russe. Le ministre des Affaires étrangères de Giers et le général Obroutchev, chef de l’état-major, se taisent et retiennent leur souffle. Ils connaissent leur souverain dont les trois grands principes sont l’absolutisme, le nationalisme et l’orthodoxie et savent aussi que leur souverain passe pour « l’homme le plus honnête d’Europe ».
Les trois grands principes d’Alexandre III ont leur corollaire : le rejet absolu du principe démocratique et de l’athéisme de l’Occident. Car pour le tsar, un état athée n’est qu’une utopie et l’athéisme est sa négation pure et simple, car le droit ne se fonde que sur la force spirituelle de la religion.

Et pourtant Alexandre III s’apprête à unir son pays avec une France dont son ami intime Pobedonostev (à qui il a confié l’éducation du futur Nicolas II) lui dit qu’elle est un exemple frappant de la démoralisation et de cet affaiblissement qu’il rejette.

Comment en est-on arrivé à ce moment étonnant et solennel ?

C’est toute l’histoire de ce traité franco-russe et de l’encre de sa signature qui, bien au-delà de la séquence des évènements et des épisodes quelquefois pittoresques de cette négociation, dessine un trait qui va courir pendant 21 ans jusqu’à ce jour terrible d’août 1914 où notre vieille Europe, toute entière, va s’embraser et embraser le monde. Et ce, bien au-delà des quatre années de carnage de la Grande Guerre.

Dans son bureau, le tsar Alexandre III s’est redressé et, après une dernière et attentive lecture de ce document, il a fait lentement un signe de croix en murmurant très distinctement les paroles suivantes :
« Que Dieu arrête ma main si, contre l’évidence de la raison, cette alliance devait être funeste à la Russie ».

La signature de cette convention militaire est la conclusion d’un véritable parcours d’obstacles. Il est le fait de quelques hommes tant français que russes qui, avec opiniâtreté, ont su s’opposer et même braver non seulement le statu quo géopolitique, les évènements inattendus ou même leur propre hiérarchie mais aussi, et surtout, quelquefois leurs propres principes ou convictions quand ils venaient à s’opposer au bien de leur patrie.

Deux ou trois hommes illustrent particulièrement cette abnégation et le cours de cette histoire rappellera leur mémoire.

Voyage du président Félix Faure en Russie en 1897
(Couverture de L’Illustration du 28 août 1897, licence : Thomon, domaine public, via Wikimedia Commons)

Il a fallu près de dix années pour que cette alliance ose enfin dire son nom. Ce fut en 1897 lors du voyage officiel du président Félix Faure en Russie que le mot fut officiellement prononcé. C’était le point final diplomatique et la conclusion d’une somme incroyable de contacts, de rencontres officieuses ou officielles, de visites discrètes en France ou en Russie, d’épreuves de forces, de brouilles passagères ou d’attentes anxieuses. Tout cela à travers les évènements politiques de l’Europe ou les soubresauts internes des politiques nationales.

Ce qui fit dire au général de Boisdeffre, pièce maîtresse de ce marathon, « que tout n’était pas rose dans le métier de négociateur ».

Depuis 1871, la France se trouve dans un isolement diplomatique et militaire total qui est le fait du chancelier allemand Bismarck. Un isolement qui va être aggravé par l’alliance des trois empereurs, par la Triplice et même par un rapprochement des chers amis anglais avec l’Autriche et l’Italie. L’historien Jacques Bardoux peut écrire que « jamais la France et sa sécurité ne furent plus menacées et son existence plus précaire ».

Ce constat inquiétant sera le ferment des premiers contacts entre les deux pays au travers de quelques hommes, français ou russes. Une véritable gageure dans ces années du triomphe absolu de Bismarck.

Qu’on en juge par ces quelques mots de l’ambassadeur de France à Moscou Melchior de Vogüé, marié à une Russe et qui fit connaître dans notre pays Dostoïevski et le roman russe. Il déclarait en effet (dans une lettre privée, s’entend) que la politique européenne était « une troïka avec Bismarck en trotteur et la Russie et l’Autriche en fous à ses côtés, réglée par son pas ». De plus, le ministre des Affaires étrangères du tsar est monsieur de Giers qui est, à l’époque, un chaud partisan de l’alliance avec l’Allemagne comme d’ailleurs tout le cabinet de Saint-Pétersbourg. Alexandre III a même sur son bureau un rapport de Tchévérine, chef de sa police politique, où il était écrit que « la France est un cadavre en décomposition et qu’elle finirait comme la Pologne » et de l’autre côté le président de la République française Jules Grévy déclarait à l’ambassadeur d’Allemagne que jamais la France ne se laisserait entraîner dans une alliance avec la Russie. Une France, de plus, secouée par la crise boulangiste et le scandale de Panama et dans laquelle seuls deux hommes politiques se sont prononcés pour un rapprochement avec la Russie : Paul Déroulède et le général Boulanger. Et sans parler de l’affaire Schnaebelé, du nom de ce commissaire de police français enlevé par les services secrets allemands, qui avait failli précipiter notre pays dans une nouvelle guerre avec l’Allemagne.

Ces quelques faits montrent à l’évidence qu’un rapprochement franco-russe ne pouvait faire partie des éventualités les plus probables.

D’un côté un gouvernement républicain violemment antichrétien (exil forcé du prétendant, expulsion des congrégations en 1880) et de l’autre un empire déjà engagé dans une entente avec l’Allemagne et l’Autriche et un empire dont le tsar observait une politique contraire à ses convictions et menée par des hommes dont Barbey d’Aurevilly disait « qu’ils craignaient en fait plus une armée chouanne que l’armée prussienne ».

Un coup de théâtre va renverser ce bel édifice 20 ans après notre défaite de 1870.

Le 17 mars 1890, le jeune empereur Guillaume congédie le chancelier Bismarck et va ensuite refuser de renouveler le traité avec la Russie. La situation de cette dernière se trouve radicalement changée puisqu’elle est isolée en Europe face à la Triplice et à l’Angleterre.

En France, le président concussionnaire Grévy a été remplacé à la présidence de la république par Carnot qui a nommé président du conseil de Freycinet, rescapé de justesse du scandale de Panama. L’armée française est commandée par deux hommes de tradition les généraux de Miribel et son adjoint de Boisdeffre. Ces deux hommes ont conçu dans le plus grand secret un nouveau plan de mobilisation afin de reconstituer la puissance militaire de la France.

Alexandre III a compris que la France ne doit pas être écrasée une seconde fois, mais répugne toujours à se résoudre à un accord avec un régime républicain. Les premiers contacts informels, discrets pour ne pas dire secrets font sourire les Allemands et, dans leurs caricatures, font dire à la jeune fille russe à son prétendant français : « Un petit baiser, mon trésor, pourquoi pas ? Mais un mariage jamais ! ».

D’un autre côté, le cabotinage insupportable de Guillaume II exaspère le tsar d’autant que Willy (petit nom de l’empereur prussien) s’est carrément invité aux grandes manœuvres de l’armée russe. Alexandre III, malicieusement, y invite le général de Boisdeffre qu’il fera même défiler dans la délégation russe !

Ces manœuvres sont l’occasion d’entretiens entre le général de Boisdeffre et son homologue russe Obroutchev. Les deux hommes sont des amis intimes depuis quelques années. Obroutchev dira un jour que, si sa femme française lui a fait aimer la France, c’est son ami Boisdeffre qui l’a attaché à l’armée française.

Raoul Mouton de Boisdeffre a été nommé général à 49 ans. Il est issu d’une vieille famille de soldats. En 1870, il s’échappe de Paris en ballon pour rejoindre l’armée de Chanzy sur la Loire. Il sera l’adjoint de Chanzy au gouvernorat de l’Algérie jusqu’en 1879 où il est nommé attaché militaire à Saint-Pétersbourg. Il va alors connaître le général Obroutchev, découvrir la Russie et rencontrer le haut personnel politique et militaire russe durant cette époque dramatique des attentats nihilistes et de l’assassinat d’Alexandre II en mars 1881. Rentré en France, Boisdeffre devient sous-chef d’état-major du général de Miribel qui l’enverra à ces manœuvres russes et à ces contacts avec son ami Obroutchev.

Mais Boisdeffre comprend très vite que si le tsar se rapproche de la France c’est, très légitimement, pour le bien de son pays et non pour le sien. Après ces manœuvres de Narva, le général va écrire une lettre à son ministre qui va se révéler prophétique puisqu’elle concerne ce concept de mobilisation simultanée indispensable, selon lui, aux deux pays en cas de guerre. Prophétique quand on connaît les modalités de la déclaration de guerre et la mobilisation en 1914.

Mais en attendant, il faut d’abord convaincre le tsar que l’ennemi principal commun est l’Allemagne alors que les Russes désignent d’abord l’Autriche. Et puis il y a toujours ces réticences d’Alexandre III envers le régime républicain. Le tsar glissera même tristement un jour à Boisdeffre que les Français devraient au moins essayer de ressembler à la république conservatrice de Monsieur Thiers. Il n’en reste pas moins que c’est la personnalité d’un général français n’appartenant pas au personnel politique républicain qui va jouer un rôle décisif dans l’évolution psychologique du tsar.

Un an plus tard, le tsar franchit le pas et peut déclarer à son cousin Willy qu’il est impressionné par l’armée française, par l’économie d’un pays permettant les emprunts russes et par la qualité de son industrie d’armement qui a livré 500 000 fusils à l’infanterie russe.

C’est à cette époque que notre délicieux et caractériel Willy enverra la reine-mère en villégiature à Paris où cette dernière aura la délicate idée de faire une visite officielle au château de Saint-Cloud que les Prussiens avaient brûlé en 1871. La colère des Parisiens fut telle que la douairière dut repartir en Allemagne sous la protection de l’armée française.

Et comme un souci ne vient jamais seul, d’un autre côté le renouvellement de la triple alliance semblait maintenant intéresser les Anglais. C’est une hypothèse que le tsar ne pouvait accepter et il invita la flotte française à Cronstadt qui y fut reçu sous les vivats et les toasts enthousiastes. Le président Carnot, fils d’un régicide, fut même élevé au grade de chevalier de l’ordre de Saint-André, la plus haute des décorations de l’empire. Et c’est ce jour-là que, pour la première fois, la Marseillaise retentit dans la Sainte Russie. Au garde-à-vous le tsar Alexandre III, sur le pont du croiseur français Marengo, écouta notre hymne national. Cela fit sensation à Paris et dans toute l’Europe.

L’alliance n’était pas encore à l’ordre du jour et les deux partis résolurent de signer, dans le plus grand secret, une simple convention militaire. Certes du côté français, on aurait souhaité aller beaucoup plus loin, certes l’empereur resta inflexible sur une guerre française de revanche, certes les deux délégations croisèrent le fer pour rédiger le texte de cette convention et chaque mot fut pesé, discuté, évalué à un tel degré qu’un membre de la délégation française perdit son calme en affirmant qu’il était impossible de « marier le droit latin avec les généralités slaves ».

Ce qui n’était ni très gentil ni très diplomatique, il faut en convenir, mais n’empêcha toutefois pas la signature du document le 27 août 1891 par le ministre français Ribot, un autre rescapé du scandale de Panama, qui se dit satisfait et déclara que « l’arbre était planté ».

L’Allemagne et l’Autriche-Hongrie ne s’y trompèrent point. L’arbre était effectivement planté et l’ambassadeur allemand Schweinitz écrivit dans son journal, le soir de la parade navale, « qu’on venait d’enterrer définitivement la politique dynastique et l’entente des monarques contre la révolution ».

Le souci du commandement français était le suivant : obtenir de la Russie un soutien militaire immédiat et automatique en cas de conflit avec l’Allemagne. Il fallait donc convaincre le tsar. Il faut bien constater, encore une fois, que la grande histoire, l’Histoire, est souvent déterminée, sinon écrite, par quelques hommes.

Le nouvel ambassadeur de France en Russie, Monsieur de Montebello, avait un attaché militaire nommé Moulin, le commandant Moulin. Moulin est un ami intime de Boisdeffre, il parle couramment le russe, il est marié avec une Russe de l’Oural et a parfaitement compris l’enjeu de cette affaire comme les jeux d’influence qui gravitent autour d’elle, tant à Saint-Pétersbourg qu’à Paris. Il écrit donc à Boisdeffre que la nécessité absolue du secret est indispensable, que l’accord doit être impérativement signé en Russie et non à Paris et que la discussion doit se limiter, non moins impérativement, à quatre hommes : le tsar, le comte de Montebello et les généraux Obroutchev et de Boisdeffre. Il suggère que, ensuite et seulement ensuite, le ministre français Ribot établisse un mémoire à remettre directement au tsar.

Il faut noter avec un certain amusement que notre ministre n’hérite dans ce plan que du rôle, certes indispensable mais limité, de simple secrétaire. Mais le commandant Moulin savait que le Paris politique, ou plutôt politicien, était secoué par le scandale du canal de Panama, que le nom de l’ambassadeur de Russie à Paris était, à tort ou à raison, prononcé dans cette affaire et qu’une partie du commandement russe était opposé à cette alliance à cause de l’instabilité ministérielle chronique de la République française.

Quelle fut la teneur de ce mémoire remis à l’Empereur ? Dans son esprit, il peut se résumer en deux mots : les Horaces et les Curiaces. Il fallait interdire à l’Allemagne d’écraser ses ennemis l’un après l’autre. Et pour ce faire 800 000 hommes doivent être mobilisés simultanément du côté français et du côté russe.

Le mémoire fut remis à l’empereur par l’ambassadeur Montebello le samedi matin 12 mars 1892. Le ministre de Giers raconte que le tsar parcourut le document, fit quelques hum, quelques ah avant de le glisser dans un tiroir pour l’étudier à loisir, au calme, et en précisant : « sans en parler pour l’instant à mon état-major ».

Giers et Montebello convinrent d’un code afin de se communiquer les résultats des supputations de l’Empereur. Un code qui allait de thé noir à thé jaune en passant par thé vert selon la réponse négative, neutre ou positive d’Alexandre III. Cette anecdote éclaire la nature et la qualité de cette négociation où quelques hommes, pour le bien de leurs patries respectives, se livraient à un jeu apparemment enfantin pour préserver un enjeu déterminant. Ce code du thé en couleur résume assez bien l’histoire de ce traité franco-russe, ses rebondissements et sa chronologie détaillée.

Giers câbla à Montebello : thé jaune ! L’empereur avait tranché. « En cas de guerre, dira-t-il, il faut se jeter sur les Allemands pour ne pas leur donner le temps de battre les Français pour nous attaquer ensuite ».

La machine était en route. Boisdeffre avait préparé, de son propre chef, un projet de convention militaire en dix points qui fut transmis à Moscou. Mais le général, arrivé à Moscou le 1er août, rencontra un mur d’objections de la part du ministre de la Guerre Wannoski. Ces réticences allaient de la maladie soudaine de Monsieur de Giers au sempiternel argument de l’instabilité de la politique française pour conclure benoîtement qu’il suffisait de se serrer la main et de s’entendre entre honnêtes gens. Boisdeffre enrage. L’intérim de Giers malade est assuré par Chichikine, un personnage, selon Boisdeffre, « borné et malveillant ». L’atmosphère était d’autre part empoisonnée par la découverte d’un complot nihiliste qui avait forcé l’empereur à s’enfermer au Peterhof le jour de la fête de l’impératrice.

Un peu plus tard, le général de Boisdeffre, invité aux manœuvres de Krasnoïé-Sélo, fut placé à côté de l’impératrice, embrassé par les princes et ovationné par les Chevaliers-gardes, mais s’il fut touché par l’enthousiasme des troupes et l’accueil des souverains, il n’oublia pas sa mission et, le soir même, disait à son ami Obroutcheff qu’il allait demander son rappel à Paris si l’obstruction du ministre par intérim et du ministre de la guerre continuait. La mercuriale eut un effet immédiat et Wannoski remit le projet à l’empereur qui l’approuva à condition, bien sûr, que l’accord reste secret.

Mais encore une fois, c’est l’Allemagne qui dissipa définitivement les dernières réticences de l’empereur Alexandre III quand le Reichstag vota l’extension du service militaire à deux ans.

C’est dans cet état d’esprit que Alexandre III se rendit à Saint-Pétersbourg pour signer cette convention du 27 décembre 1793 à laquelle il a été fait allusion au début de cet exposé.

La flotte russe fut reçue triomphalement en rade de Toulon, la diplomatie française va même exploiter ce succès en se rapprochant de l’Italie et de l’Angleterre, des conventions navales furent signées et cette alliance franco-russe allait rester la base de notre politique extérieure jusqu’en 1914 malgré la lourde défaite des Russes en Orient devant les Japonais et les pressions permanentes de Guillaume II sur Nicolas II.

Car, entre-temps, le tsar Alexandre III était mort en novembre 1894 moins d’un an après cette signature. C’est le général de Boisdeffre qui conduisit la délégation française aux obsèques du tsar et au couronnement de son successeur Nicolas II.

L’artisan français de cette alliance ne fut pas oublié par les Russes et le tsar Nicolas exigea la présence du général de Boisdeffre à ses côtés lors de sa visite officielle à Paris en 1901. Un chef d’état-major de l’armée française qui avait démissionné de son poste en 1898 après le curieux suicide du colonel Henry un des protagonistes de cette affaire Dreyfus qui allait secouer notre pays bien au-delà des instabilités ministérielles que craignaient tant le tsar Alexandre III.

La guerre va survenir en août 1914 et il serait beaucoup trop long de se pencher sur sa déclaration en fonction de ces accords entre la France et la Russie. Il suffit de se souvenir que l’Autriche-Hongrie attendit soigneusement que le bateau du président Poincaré, en visite officielle en Russie fin juillet 1914, ait quitté Saint-Pétersbourg pour remettre son ultimatum à Belgrade. Vienne comptait sans doute que l’isolement momentané du pouvoir décisionnel français pourrait retarder les ordres de mobilisation contenus dans le traité. Et puis, indéniablement, ce fut l’Autriche et non la Russie qui mit le feu aux poudres.

Les Russes tinrent leur parole à la déclaration de guerre. Ils attaquèrent et l’envoi précipité de deux corps d’armée allemands pour défendre la Prusse envahie fut, il faut le dire avec force, la cause première de l’échec du plan Schlieffen. La France le doit à la Russie et au sacrifice de ses soldats à la bataille de Tannenberg. Malgré cette défaite, la Première armée russe menaça constamment le front oriental des Allemands pendant plus de deux ans, soulageant ainsi la pression sur le front français.

Il me reste à conclure après cet exposé rapide et incomplet sur cette alliance franco-russe, sa genèse et sa conclusion sanglante. Je le ferai si vous le permettez de façon plus personnelle.

Les combattants français de 14-18 connaissaient le prix de la misère, des retraites ou des défaites. La Russie impériale fut pour eux l’allié fidèle qui avait honoré sa parole et combattu à la limite de ses forces et, si le fameux rouleau compresseur russe n’avait pas atteint ses objectifs, ils savaient la part qui fut la sienne par son sacrifice dans la victoire finale.

Une victoire que nous devons donc aussi à cette alliance franco-russe forgée par quelques hommes qui surent étouffer chez eux des convictions intimes pour servir leur pays.

Boisdeffre était monarchiste et a servi, jusqu’au sacrifice – et il faut peser le mot – le régime républicain pour le bien de sa patrie la France. Alexandre III a su faire taire toutes les réserves ou toutes les appréhensions qu’il avait pour cette République laïque et athée, et ce au nom de nécessités géopolitiques menaçant son pays, la Sainte Russie pour laquelle le tsar savait qu’il devait se signer avant de signer.

À Saint-Pétersbourg, la forteresse Saint-Pierre et Saint-Paul abrite la nécropole des tsars, une nécropole royale préservée contrairement à la nôtre. Et si le visiteur français se souvient principalement des mausolées d’Ivan le Terrible ou bien sûr de Nicolas II, il devrait s’arrêter plus longuement devant la tombe de celui qui fut l’artisan de l’alliance franco-russe de 1893, le tsar Alexandre II.

Et y faire un signe de croix, un signe de croix catholique pour répondre à celui, orthodoxe, que fit Alexandre III avant de parapher ce fameux document. Et pour ceux qui s’étonneraient de cette remarque, qu’ils songent seulement à Soloviev sur son lit de mort. Comme on lui demandait encore une fois s’il était, à la fin, catholique ou orthodoxe, l’écrivain répondit dans un souffle : « Je suis catholique et orthodoxe. Que la police politique se débrouille ! ».

Patrice SAGE, in Lectures Françaises, n°776, décembre 2021.

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