Par le Père Emmanuel-Marie de l’Abbaye de Lagrasse (Aude)
Paru dans le Figaro du 24 décembre 2020
Les scellés de l’ordre sanitaire sont apposés aux portes de nos théâtres, cinémas et musées. Est-il juste de reléguer la culture parmi les biens non essentiels ? N’est-il pas essentiel à une vie humaine digne de ce nom de croître au sein d’une culture ? Le gouvernement ne peut ignorer l’enjeu politique de la question et semble d’ailleurs vouloir préserver la culture par un geste qui pourrait être inspiré. En choisissant de sacrifier la grande bamboche de la Saint-Sylvestre au profit de la veillée familiale de Noël, le premier ministre affirme la place fondatrice de la Nativité dans notre civilisation. Il allume dans la nuit une étoile.
En fêtant la naissance d’un Dieu qui s’incarne dans une nature humaine, la nuit de Noël célèbre la possibilité même de toute culture.
En effet, comme l’écrit Alain Finkielkraut, « la culture est la création d’un espace commun entre les vivants et les morts ». Allons plus loin, elle est la création d’un espace commun entre Dieu et l’homme ; par conséquent entre les hommes eux-mêmes.
Or, en s’incarnant à Noël, Dieu prend un visage et se rend connaissable. L’absolu devient représentable, le transcendant se révèle dans le créé. Le sacré se revêt du vêtement des choses humaines. Sans l’incarnation, de quel droit peindre, chanter ou décrire les choses de ce monde ? Sans cet événement fondateur, comment la représentation serait-elle légitime ? Si l’absolu n’est pas représentable, toute représentation est vaine ou blasphématoire.
Le monde islamique, qui se fonde sur l’incommunicabilité absolue de Dieu, interdit logiquement la représentation divine comme celle du visage humain.
Au contraire, si dans la crèche Dieu prend un visage humain, alors nul visage n’est plus indifférent.
Tout corps vaut la peine d’être peint, décrit ou chanté. Le romancier roumain Virgil Gheorgiu l’affirme : « la parole se matérialise dans la lettre dessinée sur la feuille de papier, exactement comme le Christ s’est incarné le jour de Noël à Bethléem. »
Désormais, tout visage porte le reflet du visage humain de Dieu. L’autre n’est plus seulement un individu, un adversaire ou un consommateur. Il porte en lui une part de sacré, la chair reçoit l’empreinte de la ressemblance divine. Puisque l’infini s’est fait humain, tout homme devient infiniment respectable : le charpentier fatigué, le berger comme le roi-mage philosophe. Sans l’interruption du sacré dans le monde, nulle fraternité possible, nulle universalité qui tienne, car selon le mot de Goethe, « le sacré est ce qui unit les âmes ». Entré dans le monde à Noël, le sacré unit les hommes en une communauté, donnant aux rites de la vie quotidienne, de la table et de la courtoisie une valeur infinie qui fonde les sociétés.
Mais Dieu passe la porte de ce monde sous les traits d’un enfant pauvre, couché dans une mangeoire.
La transcendance divine assume à Noël ce qu’il y a de plus humble et de plus simple. La pauvreté revêt la magnificence de Dieu et la vulnérabilité révèle sa Puissance. Depuis l’incarnation, la culture n’est plus confinée dans l’enceinte des temples et des palais : elle s’invite en chaque foyer. Si Dieu a voulu naître dans l’humilité de la famille de Nazareth, pauvreté et simplicité ne sont plus réduites à l’insignifiance. Désormais, les peintres ne se limitent plus aux portraits royaux et aux sujets sublimes. Caravage peut exposer au premier plan de sa toile les pieds nus et sales des bergers adorant l’enfant-Dieu. Les visages ridés et usés des paysannes d’un Le Nain rejoignent l’innocence naïve du joueur de fifre de Manet. L’un et l’autre auront leur place parmi les santons de la crèche, invitant toute la création à danser autour de son Créateur fait enfant.
La crèche devient la matrice de notre culture et de notre civilisation : plus aucun détail de la vie quotidienne n’est a priori relégué dans la banalité du profane. Au contraire, la douce courtoisie et le respect prévenant s’étendent aux plus pauvres, devenus sujets de culture car porteurs de la beauté divine. Les rites familiaux du repas de Noël avec ses traditions, ses recettes héritées, son sapin et ses bougies affirment combien le sacré passe désormais au cœur de la vie.
Comme si le divin s’était emparé des réalités les plus simples. Même limité à six personnes, le plus pauvre des réveillons de Noël porte mieux la profondeur de notre culture que les fêtes bruyantes d’un 31 décembre rassemblant les cercles à la mode. Chacun, croyant ou pas, sait intuitivement avec la mémoire de son cœur que les émotions de la messe de minuit, ses chants populaires, ses rituels disent quelque chose du fondement de notre culture. La fête de Noël est l’inspiratrice de notre sensibilité : nos cœurs y ont gagné leur noblesse.
À l’aube de notre civilisation, il y a ce dévoiement du visage de Dieu.
En cette nuit de Noël, nous comprenons mieux l’extrême souffrance que représente culturellement le port du masque. Quelle violence : cacher le lieu où chacun peut révéler la part de sacré qui réside en lui, voiler le site de notre ressemblance avec Dieu !
Nous avons dérobé les sourires et étouffé les mots, mais nul ne peut éteindre la lumière de la Nativité.
Elle apporte au monde l’espérance d’une rédemption. Elle rend à nouveau possible la communion des personnes et l’amitié dans la paix. Car il n’est pas de culture sans un visage dévoilé. Il n’est pas de culture sans un Dieu qui prenne un visage. Le culte du Dieu-fait-homme rend possible la culture. En ce jour de Noël, la cité elle-même prend forme parce que son prince est un enfant.