Soliman le magnifique ….grâce à l’esclavage
Un article instructif sur un personnage important de la plume d’une grande journaliste et historienne :
Soliman Le Magnifique… grâce à l’esclavage ! 26/9
Camille Galic
camille-galic@present.fr
A l’évidence, Soliman 1er (1494-1566), dit Le Magnifique ou le Législateur, fut, avec son arrière-grand-père Mehmet II le Conquérant — de Byzance, le plus grand souverain qu’ait connu la Turquie. Qu’il agrandit encore en Europe jusqu’aux portes de Vienne — cependant que ses armées s’emparaient de presque tout le Moyen-Orient et du Machrek jusqu’à l’Algérie, où elles multiplièrent « leurs saccages et leurs violences », accuse l’écrivain algérien Kamel Daoud — et fit entrer dans la modernité en la dotant d’une administration efficace et de finances saines. Mais à quel prix !
Cet ignoble « impôt du sang »
Quand Soliman accède au pouvoir le 30 septembre 1520, les Ottomans respirent, tant ils avaient souffert pendant le règne de son père Sélim 1er le Cruel — tout un programme ! Le jeune sultan est intelligent, équitable et tolérant, du moins selon les critères de l’époque et du lieu. Mais il n’abolira jamais la Loi du fratricide instaurée par Mehmet II et permettant l’élimination des princes rivaux de l’héritier choisi du trône, ni surtout le Devchirmé, dont il fit le socle de sa puissance et de sa gloire.
« Il ne faut pas trop évoquer la traite négrière arabo-musulmane afin que les jeunes Arabes ne portent pas sur leur dos tout le poids de l’héritage des méfaits des Arabes », avait dit le futur garde des Sceaux Taubira défendant en 2001 la loi mémorielle sur les réparations dues aux victimes de l’esclavage dont, alors député, la Guyanaise était rapporteur et qui devait porter son nom. Mais nul n’ose non plus rappeler à Recip Tayyip Erdogan que la Turquie ottomane, à laquelle il se réfère sans cesse, fut avant tout un État esclavagiste.
Sous Soliman, les Juifs, souvent « changeurs, banquiers, intermédiaires en tout genre » sont bien traités. Mieux, « les sultans encouragent l’immigration des Juifs qu’ils considèrent comme un élément actif et riche. A la fin du XVIème siècle, on évalue leur nombre à Constantinople et à Salonique à 160 000 … Certains parviendront à de très hautes positions, tel Joseph Nasi, un marrane portugais que Sélim II créera duc de Naxos », rappelle l’historien André Clot dans son Soliman le Magnifique (éd. Fayard 1983).
Mais quid des chrétiens des territoires occupés ? En vertu du Devchirmé (« moisson »), cet « impôt du sang » inventé dès le début du XIVème siècle et qui perdura un demi-millénaire, furent ainsi razziés de la Hongrie à l’Arménie des millions d’enfants âgés de 8 à 18 ans, convertis de force à l’islam.et destinés à des fonctions serviles ou militaires — au sein du corps des janissaires qui devenait leur seconde patrie. Les plus brillants, il est vrai, étaient dirigés vers l’école des pages où ils recevaient une éducation choisie, propre à faire d’eux l’élite de leur nouveau pays.
Le siècle d’or turc, création chrétienne
C’est dans le vivier sans cesse renouvelé des « moissonnés », malgré eux ou par intérêt, que Soliman recruta toutes ses favorites dont la fameuse et redoutable Roxelane, une Russo-Polonaise, mais surtout tous ceux, Slaves, Grecs, Albanais ou Arméniens, qui, grands vizirs ou capitans pachas, allaient faire la gloire de son règne. En commençant par le beau Corfiote Ibrahim dont il fit son grand vizir, son chef de guerre, son beau-frère et sans doute son amant… Avant de le faire assassiner quand il eut cessé de plaire. Quittant Budapest après la victoire de Mohács et la mort au combat de Louis II de Hongrie (1526), Ibrahim avait pourtant pris soin de faire apporter au sultan « toute l’artillerie, les trésors du château de Buda et les statues en airain d’Hercule, de Diane et d’Apollon » ainsi que « la bibliothèque de l’ancien roi Mattias Corvin, l’une des plus riches de l’époque », signale André Clot.
A Ibrahim succéda comme grand vizir deux autres chrétiens razziés et convertis, le Hongrois catholique Rüstem Pacha puis le Serbe orthodoxe Sukullu Mehmet Pacha, assassiné en 1579 par un musulman fanatique malgré ses victoires militaires. « D’apparence presque repoussante, ténébreux et rapace » (ce qui n’empêcha pas Soliman de le donner pour époux à l’une de ses filles), Rüstem Pacha était un bourreau de travail, doté d’une mémoire remarquable, qui n’avait pas son pareil pour faire entrer l’argent dans les caisses de l’État, et accessoirement dans les siennes puisqu’il laissa à sa mort « une fortune fantastique ». Ce parfait administrateur était surtout l’homme-lige du sultan et c’est donc à lui que Soliman ordonna d’éliminer le prince héritier Mustapha, politique et militaire accompli qui n’avait qu’un tort : déplaire à la sultane Roxelane, qui voulait faire couronner son fils Mourad. A la Loi du fratricide s’ajouta ainsi, sous le règne du Magnifique, la Loi de l’infanticide.
De cette période où, comme si souvent sous l’Empire ottoman, l’horreur le dispute à la grandeur, il faut bien sûr retenir un autre esclave également illustre : Sinan Pacha, ancien janissaire devenu au fil des batailles et des conquêtes (Belgrade, Mohács, Alep, Rhodes, etc.) constructeur de ponts puis architecte. D’origine gréco-arménienne, il fut le créateur inspiré des plus belles mosquées turques, la Süleymanie à Istanbul ou la Selimiye à Andrinople. Sinan avait beaucoup travaillé sur le plan de Sainte-Sophie — où le 24 juillet dernier, l’imam Ali Erbaş, président des Affaires religieuses de la République turque, a prêché devant des milliers de fidèles surexcités en brandissant le « cimeterre de la conquête » couvert de versets du Coran — et, selon certains historiens, Soliman l’aurait envoyé incognito à Vienne afin qu’il s’y imprégnât des techniques et de l’architecture occidentale. Son génie est évident mais est-il purement « turc » ?
En 1550 comme en 2020, une Europe impuissante
Le Magnifique s’éteignit le 6 septembre 1566 lors du siège de Szeged, en Hongrie. Différée par Sukullu Pacha de crainte de troubles dans l’armée, la nouvelle de sa mort soulagea l’Europe, qui avait tant souffert de ses conquêtes et de ses exactions. Mais pourquoi ne s’était-elle pas unie contre un empire « dont l’ordre social repose sur l’esclavage et la polygamie », comme devait, trois siècles plus tard, s’en indigner Chateaubriand ? Chacun avait de bonnes raisons pour s’abstenir : les conflits entre protestants et catholiques réduisaient les empereurs Habsbourg à l’impuissance, Venise voulait continuer son fructueux commerce avec Stamboul (« là où l’Islam abonde »), François 1er, signataire en 1536 de l’alliance franco-ottomane car il donnait la priorité à sa lutte contre Charles Quint et à la défense des chrétiens du Levant, quitte à envoyer nos galères seconder le Grand Turc, comme lors du siège de Nice (1543), etc.
Ne jetons pas la pierre à nos ancêtres : ils n’étaient pas informés comme nous le sommes aujourd’hui, ce qui nous prive de toute excuse face à l’arrogance et à la boulimie territoriale du sultan Erdogan. Si patente que même Macron s’inquiète de ses visées sur les hydrocarbures de Chypre et de Grèce et qu’en Bulgarie, il stipendie les Roms locaux majoritairement orthodoxes pour que ceux-ci se convertissent à l’islam, adoptent des patronymes turcs et renforcent ainsi, électoralement et donc politiquement, le Mouvement des droits et des libertés des turcophones (DPS) de Mustafa Karadayi qui, aux législatives de 2017, avait déjà décroché 26 sièges au parlement de Sofia. Une nouvelle forme d’esclavage…
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