Une revue à connaître d’urgence, l’AntiPresse de Slobodan Despot
Texte de Eric Werner sur la Russie.
Le droit comme chiffon de papier
Le bien public requiert parfois qu’on mente, nécessité fait loi. Mais il ne faut pas que cela devienne une habitude. Sans quoi, nous dit Machiavel, on se complique singulièrement la vie.
Les Russes ont donc dit qu’ils ne négocieraient plus désormais avec les Occidentaux, car ils n’avaient plus confiance en leur parole. Les Occidentaux ne tiennent en effet jamais parole. Cela n’a donc pas de sens de discuter avec eux. Le contexte est celui des accords de Minsk. Non seulement les Occidentaux ne les ont jamais appliqués, mais on sait aujourd’hui que quand ils les ont signés (c’était en 2015), ils étaient d’avance décidés à ne pas les appliquer. Ils savaient d’avance que c’était un chiffon de papier. À quoi bon dès lors discuter ou négocier ?
C’est devenu aujourd’hui une mode en Occident que de ne pas respecter la parole donnée. Dernier exemple en date, la Finlande, qui avait promis en 1948 de ne jamais adhérer à une alliance militaire. C’est écrit noir sur blanc dans un traité. En échange, la Finlande (qui avait collaboré avec l’Allemagne pendant la guerre) avait pu conserver son indépendance. Sauf que tout cela appartient maintenant au passé. Du passé faisons table rase. La Finlande vient, comme nous le savons, de déposer une demande d’adhésion à l’OTAN, demande bien sûr accueillie favorablement.
Autre exemple, la Lituanie qui viole les clauses d’un traité international garantissant la liberté des communications entre la Russie et l’enclave de Kaliningrad. Là aussi, tout le monde a trouvé ça très bien. Sans parler de la Suisse qui vient de reprendre à son compte l’intégralité des sanctions américaines contre la Russie, en violation de plusieurs articles de sa propre constitution. Personne n’a jamais cru à la neutralité suisse, tout le monde a toujours su que c’était un mythe, mais là c’est officiel. On peut difficilement être plus clair que ne l’est le gouvernement suisse : la neutralité suisse, je m’assois dessus. Seul problème, la neutralité suisse est une création du Congrès de Vienne, la Suisse n’est donc pas exactement libre d’en faire ce qu’elle veut (en l’espèce un chiffon de papier). Mais elle le fait quand même. Le Congrès de Vienne, je n’en ai rien à faire.
LE MAÎTRE ET SES ÉMULES
Je parle de mode, mais en réalité c’est un choix stratégique. Ce choix est celui des gouvernants américains qui, à un moment donné, ont décidé de s’affranchir de toutes les contraintes liées au droit international et de ne plus désormais retenir comme critère de décision que le seul intérêt des États-Unis : pas seulement d’ailleurs l’intérêt national des États-Unis (ce qu’on pourrait comprendre), mais leur intérêt en tant que puissance hégémonique. Cela va beaucoup plus loin. Autrefois, il faut le dire, les États-Unis n’agissaient pas comme ça, du moins pas systématiquement. Ils respectaient encore certaines limites : ce n’est plus du tout le cas aujourd’hui. Il n’y a plus aucune limite. Qui plus est, ce ne sont pas seulement des choses qu’ils font de temps à autre, ils les font au contraire tout le temps. C’est leur manière de faire habituelle. Ces méthodes ont été mûrement pensées et même théorisées. Elles n’ont donc rien d’improvisé. L’extension à l’est de l’OTAN (en violation, là encore, de la parole donnée) doit être envisagée dans cette perspective. Mais aussi l’extraterritorialité revendiquée du droit américain.
Là, en revanche, où l’on peut parler de mode, c’est à propos de l’Europe. Car, bien évidemment, les Princes-esclaves européens sont amenés à imiter leur maître américain. Ils l’imitent comme on imite toujours son maître bien-aimé, en essayant de le dépasser. Dans une certaine mesure, ils y sont parvenus, comme on vient de le voir avec ce marché extraordinaire qui vient de se conclure à Madrid au sommet de l’OTAN : la Turquie ayant accepté de lever son veto à l’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’OTAN, en échange de la livraison d’opposants kurdes et d’opposants au dictateur Erdogan aujourd’hui réfugiés en Suède et en Finlande. Il y a là presque un effet de loupe. C’est en plus gros ce que les Américains font tous les jours en plus petit. On se demande parfois ce que les médias officiels occidentaux veulent dire quand ils parlent de « nos valeurs ». Quelles valeurs ? Les valeurs LGBT ? On a maintenant la réponse.
Entendons-nous bien. Je ne suis pas en train de sacraliser le droit international, encore moins de dire que la politique se réduit au droit ou à la morale. Je n’ignore assurément pas que la politique internationale est un rapport de forces. C’est ce que disait Machiavel, et Machiavel avait raison de le dire. Il n’y a pas, ou que très peu, de moralité en politique internationale. Nécessité fait loi. Etc. Mais ce qu’enseignait aussi Machiavel, c’est que les gens qui passent leur temps à mentir ou à tromper leur prochain, ami ou ennemi, se compliquent ainsi singulièrement l’existence. Effectivement, nécessité fait loi. Mais il faut être très économe de ces choses, n’y avoir recours qu’en cas d’impérieuse nécessité. Il ne faut pas que cela devienne une habitude, sans quoi on en paye alors le prix. Une fois qu’on s’est acquis une réputation de menteur ou de tricheur, il devient très difficile de retrouver la confiance des gens.
Les Russes nous disent aujourd’hui qu’ils ne font plus confiance aux Occidentaux, et donc qu’ils ne négocieront plus jamais avec eux. Mais qui fait encore confiance aux Occidentaux ? Les populations occidentales elles-mêmes ont-elles encore confiance en leurs propres gouvernants ? Encore une fois, le problème n’est pas celui de la morale et de la politique. On ne demande pas aux gouvernements occidentaux d’être des anges. Mais, au moins, qu’ils respectent certaines limites. C’est ce qu’ils ne font justement plus, depuis longtemps. Là est la nouveauté. On le voit par exemple avec l’affaire Assange, mais on pourrait aussi citer les saisies illégales de biens et d’avoirs de citoyens russes vivant en Europe. Une journaliste allemande couvrant la guerre en Ukraine, mais du mauvais côté, le côté russe, a également vu son compte bancaire bloqué en Allemagne, et pas seulement le sien : celui de son père. Là non plus, il n’y a plus aucune limite. Les limites en question sont ici les lois elles-mêmes : lois, on le voit, que les autorités respectent autant qu’elles respectent les traités internationaux. Qui croit un seul instant aujourd’hui, nous qui vivons en Suisse, en France ou en Allemagne, que nous vivons dans un Etat de droit ?
ARRÊTER D’OBÉIR
La conséquence en est que personne n’a plus confiance en personne et que l’État lui-même est de plus en plus perçu comme une menace pour la vie et les libertés des citoyens, peut-être même la principale. On ne peut pas encore parler de « société du non-consentement », mais c’est un fait que les gens renâclent de plus en plus à faire ce qu’on leur demande de faire. Les gens n’obéissent plus aujourd’hui que sous la contrainte. Dès qu’ils peuvent désobéir sans trop de risques pour eux, ils le font. Il est bien loin également le temps où les citoyens acceptaient de se sacrifier pour le bien commun. Quel bien commun ? De quelle communauté ? Les autorités s’en inquiètent légitimement, et donc réagissent en donnant toujours plus de pouvoirs à la police. Elles ont trouvé par ailleurs dans le numérique un puissant instrument de contrôle social. Sauf que cette transformation de l’État en machine totalitaire ne fait qu’accroître encore le malaise général, et à terme, je pense, un risque bien réel (ou chance ?) de sécession généralisée. « Il y a un moment où il faut arrêter d’obéir », écrivait l’écrivain anarchiste américain Karl Hess dans son Petit traité du bonheur et de la résistance fiscale(1).
On ne saurait en ce sens séparer la politique intérieure de la politique extérieure. C’est un effet aussi de la mondialisation. Dès lors qu’on abolit les frontières, les différents plans ont forcément tendance à s’entremêler, à basculer les uns dans les autres. Il est rare qu’un État perçu comme Etat-voyou dans sa façon d’agir au plan international respecte la démocratie et l’État de droit au plan interne. On ne peut pas ainsi se couper en deux, être à la fois Dr Jekyll et M. Hyde. Ce n’est en tout cas pas ce qu’on observe aux États-Unis. On ne va pas ici pleurer sur la démocratie américaine, ce n’est pas le sujet. Mais le même problème aujourd’hui se pose en Europe. Quand on voit par exemple la manière dont les autorités de certains pays européens mentent à la population sur à peu près tous les sujets et dans tous les domaines, on ne saurait dire que la démocratie se porte beaucoup mieux en Europe qu’elle ne se porte en Amérique.
NOTE
1. Editions Xenia, 2009, p. 94.
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