Lettre ouverte d’une enseignante en colère

Via Causeur :

Causeur publie aujourd’hui la la lettre qu’une femme, professeur de lycée, a envoyée à la rectrice de son académie le 30 septembre. Elle exprime toute la frustration, voire tout le désespoir que peut ressentir une enseignante hautement qualifiée, possédant une grande expérience professionnelle, qui se trouve obligée d’exercer son métier dans un contexte où la discipline est quasi-absente, la soif d’apprendre est inexistante et les autorités font la sourde oreille.

Objet : insultes reçues

Copie à M. le Ministre de l’Education Nationale. Copie à M. L’Inspecteur Général de Lettres. Copie à mon Syndicat.

le 30 septembre 2022

Mme la Rectrice,

Je suis arrivée dans l’académie de *** en juillet. Agrégée de Lettres Classiques, Docteur-es-Lettres ayant enseigné en lycée et en Classes Préparatoires dans un établissement prestigieux, je n’ai pu obtenir dans cette nouvelle académie, après 22 ans de carrière dans l’Education Nationale, qu’un petit collège de zone défavorisée. Avec la conscience professionnelle qui fait que je n’ai jamais manqué à mon poste, j’ai fait ma rentrée devant des élèves de 5e et de 4e, qui déchiffrent difficilement lorsqu’ils lisent et qui font entre trois et cinq fautes par ligne lorsqu’ils écrivent. Je me disais que j’allais peut-être pouvoir faire quelque chose avec eux et les aider à progresser, ne serait-ce que dans une modeste mesure, et je m’étais résignée à ce déclassement professionnel tout en déplorant de m’éloigner de tout semblant de vie intellectuelle.

Je n’exploite qu’un infime pourcentage de mes compétences dans ce poste, qui nécessiterait un tout autre profil, un professeur de FLE, un instituteur, une assistante sociale… enfin, pas une agrégée de Lettres Classiques formée à Louis-le-Grand et à la Sorbonne. En effet nous ne faisons pas cours, nous faisons très essentiellement de la gestion de classe, face à des élèves qui pour la plupart ne comprennent pas ce que nous disons et s’en moquent éperdument.

Les choses ont pris une autre tournure hier. Alors que je lui demandais simplement de fermer une fenêtre, un élève de 5ème particulièrement perturbateur que je dois reprendre une vingtaine de fois par heure de cours a refusé d’obtempérer. Devant mon insistance, comme je lui faisais remarquer qu’il était pénible et difficile à gérer, il s’est énervé, m’a dit que je lui « cassais les couilles » et m’a traitée de « prof de merde » en poussant violemment sa table contre mon bureau.

Je vous le demande donc, vu que c’est vous qui m’avez affectée dans ce collège en refusant mon maintien dans l’enseignement privé, ai-je fait autant d’études pour me faire insulter à 45 ans par un gamin de 12 ans à moitié illettré ? Ai-je étudié pendant des années le latin, le grec ancien, la littérature, la patristique, l’histoire, la philosophie, ai-je réussi l’agrégation à 22 ans, ai-je écrit une thèse qui a été publiée et se trouve dans toutes les bibliothèques universitaires, ai-je donné des conférences dans des universités, ai-je formé des centaines d’étudiants de lycée et de classes préparatoires pour me faire agresser et humilier par des demi-sauvageons qui sont la honte de notre système scolaire défaillant et le fruit de l’incompétence et des erreurs innombrables de ceux qui prennent depuis des décennies des décisions ineptes sans jamais en payer les conséquences ?

Je me tourne donc vers vous pour vous demander des comptes. Les media tournent en boucle sur la pénurie d’enseignants. Ce qui est étonnant c’est qu’il reste encore des gens prêts à brader leur culture, leurs compétences, et leur énergie pour enrayer le naufrage que nos dirigeants ont patiemment orchestré depuis des années.

J’avais une vraie vocation pour l’enseignement, mais aujourd’hui je ne suis pas sûre de ne pas quitter le navire, vu le poste que l’on m’a attribué, et que je ne pourrai peut-être pas quitter au cours des 20 prochaines années étant donné la gestion ubuesque des mutations par notre administration, et donc par les services que vous dirigez. Très honnêtement je ne suis même pas sûre de finir l’année, vu la façon dont les choses se passent.

Vous avez refusé mon affectation dans le privé alors que j’y avais un poste qui m’offrait quelques perspectives encore stimulantes, vous n’avez pas donné suite au recours que mon syndicat a déposé, vous êtes donc personnellement responsable des insultes que j’ai reçues hier, et de ce qui se passera par la suite, si l’élève n’est pas réellement sanctionné, ce qui sera probablement le cas étant donné le maigre arsenal disciplinaire qui subsiste dans le système actuel.

Recevez, Mme la Rectrice, avec mes salutations respectueuses, l’assurance de ma colère justifiée.

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